L’humour comme exorcisme

Je m’accoudai à la vitre avec précaution. Il y avait une fissure sur toute la longueur du verre et à chaque secousse on avait l’impression qu’il allait partir en morceaux. L’espace de quelques minutes, dans une rue sur laquelle roulait le taxi collectif, un exercice d’arithmétique : compter toutes les personnes souriantes sur le trajet. Sur le premier tronçon entre l’avenue Rancho Boyeros et le cinéma Maravillas, personne. Une femme découvrait ses dents, non en signe de joie mais à cause du soleil qui lui provoquait une grimace, les yeux mi-clos et la bouche ouverte. Un adolescent en uniforme de classe terminale criait après un autre. Je ne pouvais pas tout entendre à cause du bruit du moteur, mais il n’y avait aucune drôlerie dans ses paroles. A la hauteur de la Place des Quatre Chemins un couple de jeunes s’embrassait avec ardeur, sans rien de ludique non plus. C’était plutôt un baiser carnivore, dévorant, rapace. On remarquait un bébé dans son landau prêt à éclater de rire… mais non c’était seulement un bâillement. Arrivée au Parc de la Fraternité, c’est à peine si j’avais pu compter trois sourires, y compris celui d’un policier qui se moquait du jeune qu’il venait de menotter et de traîner dans sa voiture.

L’expérience, je l’ai faite en diverses occasions, pour vérifier si nous sommes réellement ce peuple souriant dont parlent tant les stéréotypes. Dans la majorité des cas le nombre de ceux qui expriment un certain niveau d’allégresse n’a jamais dépassé cinq personnes sur un trajet variant entre 4 et 10 kilomètres. Il est clair que ceci ne prouve rien, non plus que les éclats de rire dans les circonstances quotidiennes ne sont pas aussi fréquents qu’on veut nous le faire croire. Cela étant, nous sommes toujours un peuple doté de beaucoup d’humour. Mais les plaisanteries ressemblent plus à la planche de salut qui nous sauve du naufrage de la dépression qu’à une preuve de notre bonheur. Nous rions pour ne pas pleurer, pour ne pas cogner, pour ne pas tuer. Nous rions pour oublier, pour nous échapper, pour garder le silence. C’est pourquoi, face à un spectacle humoristique qui touche l’ensemble des ressorts douloureux de notre rire, c’est comme si les soupapes s’ouvraient et la Rue du 10 Octobre au complet se mettait à rire, y compris les immeubles, les lampadaires et les feux de signalisation.

Il s’est passé quelque chose de la sorte vendredi dernier lors du spectacle « De Doime son los cantantes » que nous a offert l’acteur Osvaldo Doimeadios dans la salle du Karl Marx. Hommage également au meilleur de notre théâtre vernaculaire, l’humoriste a été magistral dans ses interprétations et ses monologues. Les pénuries économiques, la réforme migratoire, les contrôles excessifs du « travail à compte propre », les scandales de corruption liés au câble de fibre optique, furent parmi les thèmes qui déclenchèrent les plus grands éclats de rire. Nous avons ri de nos problèmes et de nos misères, nous avons ri de nous-mêmes. Après le spectacle le public s’est entassé pour sortir dans les couloirs étouffants. A l’extérieur la rue Primera grouillait de monde en pleine nuit. J’ai pris un bus pour rentrer chez moi et je me suis penchée à la vitre… Personne ne souriait.

L’humour était resté sur les fauteuils et sur la scène, nous étions revenus à la sombre réalité.

Traduction Jean-Claude Marouby

Les forces productives et leurs entraves

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Le même jour où Marino Murillo passait à la télévision pour expliquer le potentiel de prospérité du modèle économique cubain, la secrétaire du Parti Communiste d’une commune de Pinar del Rio tenait une réunion d’urgence avec plusieurs paysans. L’assemblée était réunie dans le village de San Juan y Martinez et se focalisa sur l’état d’urgence agricole qui traverse le pays. Entre autres sujets la fonctionnaire exigea des coopératives de la zone, principalement vouées à la culture du tabac, qu’elles sèment davantage de céréales et de graines alimentaires. « Le pays connaît une crise alimentaire » assura-t-elle, sans que cela provoque la moindre réaction parmi ceux qui l’écoutaient car le cubain ordinaire n’a pas le souvenir de périodes autres que celles de crise, d’angoisse et de déchéance chronique. « Semez et ensuite vous récolterez… » s’empressa-t- de dire devant ceux qui avaient déjà entendu plus de promesses non tenues que de chants d’oiseaux.

Au bout d’un moment l’assemblée prit une autre tournure et les participants commencèrent à prendre en main l’ordre du jour. Les plaintes se mirent alors à pleuvoir. Un producteur de fruits expliqua les entraves à la négociation d’un contrat direct avec l’usine La Conchita et la possibilité de commercialiser ainsi ses mangues et ses goyaves. Au lieu de ça il doit vendre la production à l’organisme d’Etat Acopia qui à son tour se charge d’alimenter l’industrie de pulpes et confitures. L’intermédiaire officiel existe toujours et se garde la plus grosse part du gâteau affirma l’agriculteur. Ainsi un rouleau de 400 mètres de grillage pour clôturer un terrain coûte quelques 80 pesos (3,30 USD) à une entreprise agricole d’Etat, alors que le paysan affilié à une coopérative peut arriver à payer pour la même quantité du même produit 600 pesos (25USD). Un sac de ciment, indispensable lors des travaux d’agrandissement d’une exploitation, a une valeur maximale de20 pesos (0,83 USD) pour la ferme d’Etat et de 120 pesos (5 USD, prix de détail pour la coopérative).

Lorsque les relations de production deviennent une camisole de force pour le développement des forces productives, alors le changement de ces relations s’impose. C’est ce que stipulait une des conclusions marxistes que nous avons le plus étudiées en terminale et à l’université. Donc si l’on confronte les déclarations de Marino Murillo avec les témoignages de plusieurs paysans et le désastre agricole qui nous entoure, on ne peut que conclure que le modèle économique actuel ressemble à un baiser de la mort pour le développement et la prospérité de Cuba. Cela ne sert pas à grand-chose que les fonctionnaires nous disent que maintenant c’est bon : la prospérité et le progrès sont au coin de la rue. Si l’homme dans les champs est harcelé par l’absurdité, ceux qui établissent toutes ces restrictions doivent débarrasser la voie et céder le pas à d’autres qui seront plus efficaces.

Traduction Jean-Claude Marouby

Pas avec nos enfants !

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Il y a à peine trois semaines nous étions plusieurs activistes cubains en visite à Stockholm pour participer au Forum Internet Freedom. Les  meilleurs moments de notre séjour là-bas n’ont pas seulement été les sessions des rencontres technologiques, mais aussi les activités parallèles en marge du programme. Particulièrement intéressante a été la visite de l’ONG ECPAT qui se focalise sur le combat contre la pornographie, la prostitution et le trafic d’enfants. Comme souvent, la présentation de ses travaux nous a conduits à nous interroger également sur l’occurrence de faits aussi condamnables dans le contexte cubain. La première chose qui nous a sauté aux yeux est l’absence sur cette île d’une entité ou ONG dédiée à ce sujet. Tout au moins autant que nous sachions, même si cela ne fait pas de doute, lors de l’Examen Périodique Universel de l’ONU, aucun groupe officiel ne s’est revendiqué défenseur des victimes des prédateurs sexuels.

Si le mur du Malecon pouvait parler…il nous raconterait l’histoire de tous ces jeunes entre 16 et 18 ans qui offrent leur corps aux touristes pour quelques dollars. Bien que certains soient encore plus jeunes dans le commerce de la chair, c’est dans cette tranche d’âge que l’absence de protection judiciaire est totale car la loi en vigueur à Cuba les considère comme adultes. Ils restent ainsi en marge de toute statistique et des programmes de prévention et de protection que proposent en réponse les organismes internationaux comme l’UNICEF. Les cas d’adolescents violentés sexuellement par leur beau-père, leur frère aîné ou un parent proche abondent dans les villages cubains. Une fille de douze, treize ou quatorze ans, enceinte d’un adulte, est considérée comme quelque chose de normal, particulièrement dans les zones rurales du pays. Sans parler des relations charnelles entre professeurs et élèves de première et terminale qui font désormais partie de la norme de notre existence.

Récemment le canadien  Jaime McTurk a été condamné à Toronto pour divers délits sexuels envers des enfants cubains, dont certains âgés de trois ans. L’histoire n’a pas été relatée dans les media nationaux même si le prédateur a été présent à 31 reprises dans notre pays entre2009 et 2012. Il n’est donc pas crédible que des autorités migratoires, aussi habiles à détecter si un cubain peut entrer ou non dans son propre pays et des officiers de douane entraînés à repérer un ordinateur ou un téléphone portables dans une valise, ne se soient pas rendu compte que quelque chose n’allait pas avec ce monsieur. Triste également que ceci étant un des maux qui minent notre société, on ne permette même pas aux parents inquiets de former un groupe de dénonciation citoyenne contre les pédophiles et d’apporter aussi un appui solidaire aux victimes de ces criminels. Parmi tous les sujets sociaux qu’aborde la société civile naissante de cette île, comme la dualité monétaire, les bas salaires, la nécessité de réformes politiques et partisanes, il est aussi urgent que nous nous saisissions aussi d’un problème aussi sensible. « Pas avec nos enfants ! » faut-il dire à tous ces prédateurs étrangers et nationaux.

Traduit par Jean-Claude Marouby

Android et le génie des astucieux

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Ils sont diplômés de l’Université de Science Informatique ou de quelque autre école d’ingénieurs, mais ils gagnent leur vie en indépendants. Ce sont les nouveaux créateurs d’applications pour Android qui prolifèrent à Cuba. De leurs claviers est sortie une « appli » populaire connectée à la base de données piratée de la compagnie de téléphones et intitulée –très opportunément- ETECSA-Droyd. Il suffit de l’installer sur son téléphone mobile et l’on peut connaître le nom, l’adresse et même la date de naissance de la personne qui appelle. Personne n’échappe à l’analyse. On a sous la main les informations relatives à un ministre, à un fonctionnaire limogé et aux propres enfants du Général Président. Merveille de la clandestinité dans un pays ou l’interdit se mêle toujours davantage au souhaitable et au possible.

Parmi ces jeunes nationaux spécialistes du numérique, les meilleurs programmeurs ont déjà des contrats avec des entreprises d’autres pays. Ils travaillent depuis chez eux à La Havane, Camagüey ou toute autre province, mais le produit final part à Tokyo ou à Paris. Il s’agit de ceux qui ont le mieux réussi. Pour atteindre ce type rêvé d’emploi à distance, la grande majorité devra d’abord passer par une longue période à installer des fonctionnalités -prestations au détail- sur les téléphones d’usagers nationaux. S’ils ont de la chance ils pourront un jour tomber sur un touriste qui aura besoin de faire réparer son Iphone ou son Samsung Galaxy. Ce sera l’occasion de faire briller son talent technologique et d’arracher au visiteur étranger un accord de collaboration ou une invitation à aller travailler dans un autre pays.

Pourtant la route de ces génies peut être semée de sérieuses embûches. Ces derniers mois les tribunaux cubains ont poursuivi plusieurs personnes impliquées dans le commerce des téléphones mobiles et des logiciels pour Smartphone. Julio, un des détenus a été arrêté avec un chargement de smartphones HTC et de GPS pour voitures, en plus d’un atelier de création de nouvelles versions d’applications parmi lesquelles l’ETECSA-Droyd illégale. Actuellement il attend son jugement et une bonne part de ce qu’il a gagné avec son talent informatique lui servira à payer son avocat. Les délits numériques ne concernent plus seulement les copies de films étrangers.

Hacker, planter un site web, tester des outils de piratage des codes WIFI, sont devenus le divertissement de quelques jeunes doués pour la codification et les langages de programmation. Les nouvelles technologies viennent s’ajouter au commerce illégal, cette zone tellement rudimentaire –presque moyenâgeuse- de nos vies, mais aussi tellement sophistiquée et innovante.

Traduction Jean-Claude Marouby

Libres à La Havane,Gandalf et Elton John

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Londres est à La Havane. Pendant cette semaine de la culture britannique que le pays célèbre depuis le premier juin, même le climat s’est mis en phase avec celui de cette île lointaine. Ciel gris, bruine tenace, brume au lever du soleil. Il ne manque plus que  la silhouette de Sherlock Holmes apparaissant furtivement au coin de la rue ou le magicien qui frapperait à la porte avec son bâton. Nous avons de la musique de qualité et une affiche inhabituelle dans les salles de cinéma. Depuis mardi dernier le programme de projection comprend le documentaire « Sugarman » -lauréat de l’oscar 2013- et aussi le film biographique « Marley » sur la vie du fameux chanteur et compositeur de reggae. La sélection de dessins animés pour enfants et adolescents, va probablement attirer un large public en cette période de vacances scolaires.

J’ai pu apprécier une partie de la programmation, pas seulement pour moi mais en pensant à beaucoup d’autres également. Particulièrement à ces jeunes cubains qui il y a trente ou quarante ans écoutaient en cachette un groupe anglais, celui qu’aujourd’hui les media officiels diffusent partout. Les couleurs vives et le dessin de l’affiche de cette « semaine britannique » m’ont rappelé l’iconographie du chapelier fou « d’Alice au pays des Merveilles » et aussi les aventures sympathiques du « Sous-marin Jaune ». C’est pourquoi nous sommes plusieurs à y avoir vu un hommage à ces « Beatles-maniaques » alors fustigés. Le plus réconfortant de ces journées reste cependant cette petite fenêtre ouverte sur l’étranger qu’elles sont devenues et le souffle d’air frais qu’elles nous apportent. Ce cadeau que représente le sentiment que la culture fait paraître l’Atlantique moins large, les années passées plus courtes et ce qui est perdu récupérable.

Traduction Jean-Claude Marouby

Le retour

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La valise déposée au coin d’une rue, les petits cadeaux qui ont voyagé à l’intérieur, déjà entre les mains des amis et des parents. Les anecdotes, pour leur part, prendront plus de temps, car elles sont si nombreuses que je pourrais passer le reste de ma vie à en éplucher les détails. Je suis déjà de retour. En arrivant j’ai commencé à sentir les particularités d’un Cuba qui en trois mois d’absence a à peine changé. Le nombre des uniformes est la première chose qui m’a sauté aux yeux : ceux des militaires, des douaniers, de la police…Pourquoi voit-on autant de personnes en uniforme et rien d’autre en arrivant à l’aéroport José Marti ? Pourquoi cette impression de peu de civils et beaucoup de soldats ? Après le faible éclairage des salons, l’interrogatoire, sans aucune amabilité, d’une soi-disant doctoresse intéressée de savoir si j’ai été en Afrique. D’où viens-tu déjà ? me lance-t-elle au visage sans même voir mon passeport bleu avec l’écusson de la république sur la couverture.

A l’extérieur un groupe de collègues et amis qui m’attendent. L’étreinte de mon fils, la plus désirée. Ensuite il m’a fallu me retrouver dans mon espace et dans le temps singulier qui s’écoule ici. Me mettre à jour des histoires, des événements du quartier, de la ville et du pays. Je suis déjà de retour. Avec une énergie que les embuches quotidiennes vont essayer de saper, mais dont il me restera toujours quelque chose pour entreprendre de nouveaux projets. Une étape de ma vie se termine ; une autre se profile. J’ai vu la solidarité, je l’ai touchée et j’ai aussi maintenant le devoir de dire à mes compatriotes dans l’île que nous ne sommes pas seuls. Je rapporte tellement de beaux souvenirs : la mer à Lima, Le Templo Mayor à Mexico, la Tour de la Liberté à Miami, la beauté de Rio de Janeiro, l’affection de tellement d’amis en Italie, Madrid avec son musée du Prado et sa place de Cibeles, Amsterdam et les canaux qui la traversent, Stockholm et les cyber-activistes du monde entier que j’ai connus là-bas, Berlin et ces graffitis qui recouvrent ce qui fut autrefois le mur qui a divisé l’Allemagne, Oslo entourée de verdure, New York qui ne dort jamais, Genève avec ses diplomates et le siège de l’ONU, Gdansk chargée d’histoire récente et Prague la belle, l’unique. Tous ces lieux, avec leurs lumières et leurs ombres, leurs graves problèmes et leurs moments de calme et de rires, je les ai rapportés avec moi à La Havane.

Je suis déjà de retour et je ne suis plus la même personne. Quelque chose de chaque lieu où je suis passée est resté en moi ; les étreintes et les paroles d’encouragement que j’ai reçues sont également ici aujourd’hui avec moi.

Traduction : Jean-Claude Marouby

Universels

 

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Quelqu’un assis à la table de derrière parle en Français, tandis que sur les chaises du côté deux brésiliennes devisent entre elles. A quelques pas de là, des activistes de Biélorussie échangent avec des Espagnols également venus au Forum Internet de Stockholm. Un événement qui depuis le 21 mai dernier réunit dans la capitale suédoise des personnes qui s’intéressent aux outils numériques, aux réseaux sociaux et au cyberspace. Une véritable tour de Babel dans laquelle nous communiquons dans le langage clair de la technologie. Le village global et virtuel, contenu pour quelques jours dans une ancienne usine au bord de la mer. Et au milieu de ces allées et venues d’analyses et d’anecdotes, six Cubains bien disposés à raconter aussi leur travail de cyber-activistes.

C’est sans doute l’étape de mon long voyage dont j’ai le plus profité, non parce que les autres n’ont pas été riches de beaux souvenirs et de beaucoup d’affection, mais parce que j’ai rencontré ici plusieurs collègues de l’île. Une partie des gens qui dans notre pays font appel aux nouvelles technologies, pour raconter ou essayer de changer la réalité, se sont donné rendez-vous ici. La jeune avocate Laritza Diversent, le directeur de « Estado de SATS » Antonio Rodiles, la subtile blogueuse Miriam Celaya, l’informaticien Eliecer Avila. Pendant une journée nous avons aussi été accompagnés par le reporter indépendant Roberto Guerra. Si bien que Stockholm a un peu ressemblé à Cuba et pas précisément par son climat.

De plus le Forum Internet nous a permis de nous sentir citoyens du monde, d’échanger des expériences avec ceux qui vivent des expériences différentes mais sur le fond étonnamment semblables. Il suffit de parler un moment avec un autre invité ou d’écouter une conférence pour se rendre compte que dans chaque parole prononcée, on retrouve l’éternelle recherche humaine du savoir, de l’information… de la liberté. Exprimée en l’occurrence à travers les circuits, les écrans et les kilobits. Ce rendez-vous nous a laissés avec le sentiment que nous sommes universels et que les technologies nous ont transformés en persones capables de transcender notre espace et notre temps.

Traduction Jean-Claude Marouby

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Trois paramètres et un logement

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Rajouter des zéros à droite paraît être le sport préféré de ceux qui donnent un prix aux maisons qui se vendent aujourd’hui à Cuba. Marché captif au final ; l’acheteur rencontrera beaucoup de surprises dans la large gamme des catégories. Depuis les propriétaires qui demandent pour leur bien des sommes astronomiques sans rapport avec la réalité de la demande, jusqu’à de véritables aubaines pour lesquelles la candeur du vendeur fait peine à voir. Beaucoup de gens pressés de vendre, d’autres suffisamment aux aguets pour se rendre compte que c’est le moment d’acheter un logement sur l’île. C’est un pari sur l’avenir ; si ça se passe mal ils perdront tout ou presque, mais si ça réussit ils seront positionnés d’avance pour les lendemains. Les plus lents se hâtent, et les plus rapides courent à la vitesse de la lumière. C’est le moment de se dépêcher, la fin d’une ère approche…assurent les plus avertis.

Il est surprenant de voir comment, sans aucune notion de l’immobilier, les Cubains se lancent dans le commerce des mètres carrés. Ils décrivent leurs surfaces, la plupart du temps avec une surabondance de qualificatifs qui font rêver ou qui inquiètent. Ainsi quand on lit « Appartement une pièce dans quartier central de La Havane avec chambre en étage intermédiaire » il faut comprendre « chambre dans immeuble du centre de La Havane avec plancher en mezzanine ». Si l’on parle de jardin il est préférable d’imaginer un parterre et des plantes à l’entrée ; il arrive que des appartements de cinq chambres se réduisent après une visite à deux pièces cloisonnées avec des parois de carton. On doit accorder la même méfiance aux annonces immobilières que celle que l’on réserve à ces photos de personnes fringantes et jeunes, à la recherche de l’âme sœur sur les réseaux sociaux. Pourtant parmi tous ces excès on trouve aussi de véritables perles.

Actuellement les paramètres qui entrent en jeu dans la détermination du coût final d’un logement sont au nombre de trois : la situation, l’état du bâtiment et le « pedigree ». Le quartier joue beaucoup sur la valeur finale de l’immeuble. A La Havane les zones les plus recherchées sont Le Vedado, Miramar, Le Centre de La Havane, Vibora et Cerro pour leur caractère central. Les moins recherchées sont Alamar, Coroneta, Reparto Electrico, San Miguel del Padron et La Lisa. Le mauvais état des transports publics est tel que les gens préfèrent des maisons proches des zones de plus grand attrait commercial et offrant de larges espaces récréatifs. La proximité d’un marché agricole fait monter les prix, celle du Malecon également. On fuit la périphérie, bien que parmi les « nouveaux riches » qui ont amassé –légalement ou illégalement- un peu plus de capital on voit s’amorcer la tendance à rechercher une propriété en dehors de la ville. Il est pourtant prématuré de parler d’une tendance à s’éloigner vers des zones vertes et moins polluées. Pour le moment la prémisse de base se réduit à « plus près du centre, mieux c’est ».

L’état de la construction est un autre élément qui définit quel sera le coût d’un logement. Si le toit est en tuiles sur solives la valeur baisse, alors que les constructions des décennies 40 et 50 du siècle dernier jouissent d’une bonne réputation et d’un grand attrait. Les moins valorisées sont les dites réalisations dites « de micro-brigades » avec leurs affreux bâtiments de béton et leurs petits appartements style Europe de l’Est. La couverture si elle est légère –tuiles, zinc, bois, papier de toiture- oblige le vendeur à se contenter de moins. L’état des sanitaires et de la cuisine est l’autre point qui influe directement sur les possibilités de vente de l’immeuble. La qualité des étages, le fait que les fenêtres soient grillagées et la porte neuve –en verre et métal- sont des points positifs. S’il n’y a pas de voisins au-dessus, alors le propriétaire peut se permettre de demander plus. Sont aussi très valorisées les maisons à double entrée, pensées pour une famille nombreuse qui cherche à se diviser et trouver de l’indépendance. Tout est pris en compte, tout a une valeur.

Jusqu’ici le marché immobilier est semblable à n’importe quel autre dans le monde. Il y a pourtant un élément qui définit de manière très particulière la valeur des logements en vente. Il s’agit de leur « pedigree ». Ce terme fait référence au fait que la maison ait appartenu à une même famille depuis toujours, ou qu’elle ait été confisquée à l’occasion d’une des vagues d’expropriation qu’a connues Cuba. Si le propriétaire est parti pendant la crise des « Balseros » en 1994 et si l’Etat en a transféré la propriété à quelqu’un d’autre, alors le prix baisse. Il peut aussi arriver que ceci se soit passé pendant les départs du Mariel en 1980, période pendant laquelle la propriété en a été donnée à d’autres suite à l’émigration de ceux qui l’habitaient jusque là. Mais là où les prix touchent le fond, c’est sur les immeubles confisqués entre 1959 et 1963, à l’occasion des grands départs en exil. Peu nombreux sont ceux qui veulent se créer des problèmes en acquérant un bien qui pourrait ensuite se trouver en litige. Certains profitent cependant de cette situation pour acheter à des prix  d’adjudication, de véritables hôtels particuliers dans les quartiers les plus centraux.

Pour pouvoir apprécier tant la situation, l’état de la construction, que le passé légal du logement, les acheteurs potentiels font appel à leur propre expérience, à un bon architecte et même à un avocat qui va fouiller dans les détails de la propriété. Chaque élément ajoutera ou retirera un chiffre, un zéro ou une centaine au prix total qu’ils seront prêts à payer. Dans un marché captif tout est possible, et pourtant tout se passe comme si les connaissances en matière immobilière étaient seulement endormies, tombées en léthargie et ressortaient maintenant en force de façon surprenante.

Traduit par Jean-Claude Marouby

Les enfants de la parabole

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                                                                                                                      A l’occasion de la journée mondiale des télécommunications et de la          Société de l’Information

Ils sont pareils à tous les autres : petits, turbulents, prêts à s’amuser et à plaisanter comme tous les enfants. Mais au-delà de ça, quelque chose les distingue du quartier qu’ils habitent ou de la famille dans laquelle ils vivent. Ils appartiennent à une génération qui échappe à l’endoctrinement des medias officiels, car elle s’est réfugiée dans la programmation télévisuelle illégale. Ce sont les “enfants de la parabole”, les clients directs de l’offre de ces antennes paraboliques qui se développent à mesure qu’elles font l’objet de poursuites. Quand à l’école la maîtresse leur demande s’ils ont regardé le journal télévisé de la veille, ils sont de ceux qui regardent le plafond et inventent une réponse. Mais quand ils discutent entre eux ils savent tous le nom du présentateur de mode dans « La Florida » ou de la gagnante du dernier concours de « Notre Beauté Latina ».

Il n’existe pas d’étude précise sur le nombre de personne dans l’île qui accèderaient à ces chaînes interdites. Il est donc difficile de le calculer car c’est un sujet dont on parle peu en public, de crainte des confiscations et des amendes ; mais aussi parce qu’il suffit qu’une famille possède une de ces antennes paraboliques pour que le signal transite par câble vers une dizaine, une vingtaine voire une cinquantaine de logements voisins. Les plus osés ont même installé l’antenne dans la rue en faisant semblant d’effectuer une réparation autorisée sur une tubulure cassée. Le propriétaire principal de l’instrument objet de poursuites est celui qui décide de la programmation que verront ensuite tous les abonnés sur leurs écrans respectifs. Le prix mensuel tourne autour de 10 dollars bien que certains aient accès au service gratuitement, en particulier les délateurs du quartier dont on achète ainsi le silence.

Cependant, plus que les détails techniques sur la façon dont se commet une telle illégalité, c’est le phénomène sociologique qu’elle génère qui est intéressant. Beaucoup de cubains des jeunes générations, particulièrement dans la capitale, regardent peu la télévision nationale. Ils échappent à la dose d’idéologie que celle-ci transporte et ils lui ont substitué une gamme plus frivole mais moins politisée. Parmi ces téléspectateurs il y a beaucoup d’enfants sur lesquels l’effet des slogans et des campagnes officielles est en chute libre. Ce sont les enfants de la parabole, allaités à la mamelle de l’illicite et habitués à l’autre versant de l’information, ou de la désinformation. Ils ont grandi avec la télécommande entre les mains et ils accèdent chaque jour d’un simple clic à l’interdit.

PS : « Cela n’a pas de sens d’interdire » la circulation des informations, « c’est presque une chimère impossible » parce que les gens « les connaissent ». « Aujourd’hui toutes les nouvelles, celles qui sont bonnes et celles qui sont mauvaises, celles qui sont manipulées et celles qui sont vraies, celles qui le sont à moitié, circulent sur les réseaux, arrivent chez les personnes, les gens les connaissent et le pire serait le silence » aurait selon un reportage télévisé, assuré Miguel Diaz-Carmel, premier vice président de Cuba dans une conférence d’éducateurs il y a quelques jours.

Traduction : Jean-Claude Marouby

 

 

De la cuvette au lave-linge

On entend de loin les coups boum, boum… boum. Le bras se lève en tenant un gros bâton lisse, avant de retomber avec force sur le drap tordu. La mousse de savon jaillit à chaque coup et de la toile sort une eau blanchâtre qui se mêle à celle du ruisseau. Il est très tôt ; le soleil est à peine levé et déjà les cordes à linge attendent le linge humide qui devra être sec en fin de matinée. La femme est épuisée. Depuis son adolescence elle lave ainsi ses vêtements et ceux de sa famille. Comment pourrait-elle faire autrement ? Dans ce petit village perdu des montagnes de l’est, toutes ses voisines font la même chose. Parfois dans son sommeil, son corps s’agite nerveusement dans le lit et amorce le mouvement répétitif : levée…descente…boum…boum…boum.

Ces derniers temps, lorsqu’on évoque l’émancipation féminine à Cuba on essaie de nous persuader qu’elle est achevée, en nous montrant le nombre de femmes au Parlement. On indique également, dans les journaux les plus officiels, combien ont réussi à grimper dans la hiérarchie administrative, à diriger une institution, un centre de recherche ou une entreprise. Cependant il est dit peu de choses sur les sacrifices qu’elles endurent pour concilier ces fonctions avec la charge des tâches domestiques et la précarité matérielle. Il suffit de voir le visage des plus de quarante ans pour constater ce rictus des lèvres baissées, commun à tant de femmes cubaines. C’est la marque que laisse un quotidien dans lequel une grande partie du temps doit être consacré à des tâches accablantes et répétitives. Parmi lesquelles le lavage du linge, que beaucoup de compatriotes font, au moins deux fois par semaine, à la main et dans des conditions très difficiles. Certaines ne disposent même pas de l’eau courante à la maison.

On ne peut pas parler d’émancipation féminine dans un pays où le prix d’une machine à laver représente le salaire d’une année de travail. Des milliers de femmes passent beaucoup d’heures de leur vie face à la cuvette et à la brosse, ou devant la lessiveuse, pleine des langes du bébé, qui bouillonne sur le feu de bois. La situation est plus difficile si on s’éloigne de la capitale, et que l’on regarde les mains de ces femmes qui maintiennent propres, à la force de leurs doigts, les chemises, les pantalons et même les uniformes militaires des membres de leur famille. Ce sont des mains noueuses, avec des taches blanches laissées par le savon et le détergent dans lesquels elles trempent pendant des heures. Des mains qui démentent les statistiques sur l’émancipation féminine à Cuba et les quotas fabriqués avec lesquels on essaie de nous convaincre du contraire.

Traduction Jean-Claude Marouby

Lavadora Aurika importada en los años ochenta a Cuba desde la URSS y que todavía muchas familias cubanas conservan... a falta de otra. Foto tomada de: http://museodelanostalgia.blogspot.ch/2009/02/la-infame-lavadora-aurika-80.html